|
De la pluridisciplinarité à
la transdisciplinarité
André Bourguignon Pour assurer sa protection et sa survie, l’animal doit bien connaître son
environnement, en particulier son territoire. L’Homme, dépassant la simple
satisfaction de ses besoins, est mû par un désir de savoir illimité qui Le
pousse à explorer sans fin la Nature. Il distingue les objets de ses
investigations, opère un découpage de la réalité, organise ses connaissances
et ses activités en disciplines, en un mot il crée la science et les
techniques. Cette méthode analytique resta longtemps féconde jusqu’à ce que
s’imposât l’idée que « la science est un tout »[1]
et donc que les disciplines doivent être mises en relation les unes avec les
autres. La pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité
devinrent alors une nécessité théorique et pratique. Aujourd’hui.
poursuivant cette réflexion sur l’unité de la connaissance, certains
envisagent une transdisciplinarité qui traverserait et dépasserait les
disciplines, pour produire une nouvelle vision de l’Homme et de l’Univers. LES DISCIPLINES Dès l’antiquité grecque, le besoin s’est fait sentir de distinguer la
nature des diverses activités humaines qui reposent sur un savoir. Aristote
proposa d’en distinguer trois sortes : les sciences pratiques, les sciences poétiques
et les sciences théoriques (mathématiques, physique, théologie). Au Moyen
Age, les diverses branches de la connaissance constituèrent les arts libéraux,
répartis entre le quadrivium (scientifique)
qui comprenait la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique,
et le trivium (littéraire) qui
regroupait la grammaire, la rhétorique
et la dialectique ou logique. Au début du XVIIe siècle, à l’époque ou
naissait la science moderne. Descartes préconisa une méthode pour « chercher
la vérité dans les sciences », avant même que les techniques
d’investigation se soient perfectionnées. Cette méthode ouvrit la voie à
l’autonomisation des disciplines scientifiques. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que se pose la question d’une classification des disciplines. Nombreux firent ceux qui, comme André Ampère ou Herbert Spencer, proposèrent des solutions, mais ce fut celle d’Auguste Comte qui retint le plus l’attention. En effet elle avait le mérite d’articuler les disciplines entre elles de façon linéaire, depuis les mathématiques jusqu’à ta sociologie, en passant par l’astronomie, la physique la chimie la biologie et la psychologie chacune étant fondée sur les lois principales de la précédente, tout en servant de fondement à la suivante. Dans cette classification le degré de généralité de chaque discipline allait en décroissant des mathématiques à la sociologie, tandis que le degré de complexité allait en croissant. Les mathématiques se voyaient ainsi accorder une place prééminente. Antoine Augustin Cournot enrichit la vision comtienne en y adjoignant la perspective historique dont l’importance s’accroît des mathématiques aux sciences de l’Homme. Plus récemment. J. Piaget (1967) opposa à cet enchaînement linéaire des
sciences une conception circulaire. En effet, les sciences humaines –
psychologie et sociologie – sont à articuler avec les sciences logico-mathématiques.
De plus, il proposa de distinguer plusieurs « domaines » dans chaque
disciplines : un domaine matériel (l’objet de la discipline), un domaine
conceptuel (l’ensemble de ses connaissances et de ses théories), un domaine
épistémologique interne (rôle du sujet, critique des théories, etc.) et un
domaine épistémologique dérivé qui dégage la portée épistémologique générale
des résultats de la discipline. Dans cette perspective, toute connaissance dépend
à la fois de l’objet et du sujet, et toutes les disciplines sont nécessairement
interdépendantes. L’ÉVOLUTION DES DISCIPLINES Toutes les disciplines évoluent. Elles se développent, se transforment et
se subdivisent en fonction des créations conceptuelles, des découvertes
empiriques et des inventions techniques. Du fait de la professionnalisation de
la recherche, de la spécialisation de plus en plus étroite des chercheurs et
de la complexité croissante des outils de la recherche, les sous-disciplines
tendent à s’autonomiser. Cette évolution vers l’hyperspécialisation a été jusqu’à présent
d’une fécondité extraordinaire, dans quelque domaine que ce soit. Mais en
contrepartie, la connaissance s’est fragmentée â l’infini en « différentes
disciplines largement autonomes, dont nul individu ne peut dominer la
dispersion, et dont il est de moins en moins probable qu’aucun spécialiste ne
domine même la totalité de l’une d’entre elles. Cette situation entraîne
une rupture profonde entre la réalité de l’existence de la science et l’idée
de la science, comme stade suprême du savoir humain, telle que l’a déployée,
depuis son origine, la philosophie. » (S. Auroux, 1990, p. 2316). Ce
danger a été également maintes fois souligné par Edgar Morin qui écrit dans
un article récent (1994): « La frontière disciplinaire, son langage et
ses concepts propres vont isoler la discipline par rapport aux autres et par
rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines ». Cette tendance évolutive est cependant justifiée par le fait que bien des
systèmes naturels peuvent être décomposés en niveaux d’organisation qui
doivent être l’objet d’autant de sous-disciplines distinctes. Dans un être
vivant pluricellulaire, par exemple, on ne peut qu’étudier séparément le
niveau des molécules, celui des cellules, ceux des organes et appareils (respiratoire,
circulatoire, etc.) et finalement celui de l’organisme entier. 11 est donc
justifié d’autonomiser toute une série de sous-disciplines biologiques
allant de la biologie moléculaire à la physiologie générale. Mais il est
impossible d’observer simultanément tous les niveaux d’organisation. Comme toutes les métaphores, la notion de niveau d’organisation – différente de celle de niveau de réalité proposée par B. Nicolescu (1985) dans la transdisciplinarité – recèle quelques difficultés et ambiguïtés. D’une part elle est objective pour le système lui-même dont elle cherche à préciser les structures et les fonctions à une échelle donnée. D’autre part, elle est subjective, dans la mesure où elle est définie par un observateur qui n’est jamais sûr d’avoir mis en évidence tous les niveaux d’un certain système naturel. C’est ainsi que récemment la biologie moléculaire est venue s’intercaler entre la biochimie et la biologie cellulaire. La notion de niveau est trompeuse parce qu’elle renvoie à celle d’un
ordre hiérarchique. Or dans la Nature, l’ordre est stratifié, le plus
souvent enchevêtré, les divers niveaux d’organisation se bouclant les uns
sur tes autres. Enfin, la notion de niveau pose le problème de l’articulation entre les
niveaux. Comme l’a montré H. Atlan (1984), la transition d’un niveau à
l’autre nous reste inconnue. En revanche, nous savons que tout passage à un
niveau supérieur se traduit par le fait que ce qui était distinct et séparé
au niveau inférieur se trouve maintenant réuni et unifié. Ainsi, au niveau
d’un organe, les cellules précédemment distinguées se réunissent pour
formuler un tout fonctionnel, mais le plus remarquable, c’est que la
transformation de la séparation en réunion – ce changement de signe –
s’accompagne de l’émergence de propriétés nouvelles. Du fait de notre ignorance de l’articulation entre les niveaux et du fait
de l’émergence de propriétés spécifiques de chaque niveau, il est illicite,
voire impossible, de réduire un niveau au niveau sous-jacent, par exemple un
organe aux cellules qui le composent et celles-ci à des molécules. Ce qui vient d’être dit sur les niveaux d’organisation et sur les sous-disciplines
qui y correspondent ne manquera pas d’avoir une incidence sur les notions de
pluridisciplinarité et d’interdisciplinarité. PLURI- ET INTERDISCIPLINARITÉ L’évolution vers la surspécialisation des chercheurs, aggravée par la
sophistication des techniques, a fini par entraîner une réaction qui s’est
traduite par le rapprochement de certaines disciplines et la mise en commun de
certains concepts, comme ceux de ta théorie de l’information par exemple, qui
ont envahi de nombreuses disciplines, en particulier la biologie. Mais ce genre
d’opération n’est pas dépourvu de risques, comme le prouve, entre autres,
l’usage inconsidéré de la fallacieuse métaphore de « programme génétique ». Les notions de pluridisciplinarité et
d’ interdisciplinarité ont confusément
émergé dans ta communauté scientifique et universitaire, au cours des années
soixante. Elles traduisaient un besoin pratique et une aspiration vers l’idéal
philosophique de l’unité de la connaissance ; mais elles sont restées confuses et mal définies. Dans une première approche, on pourrait dire que dans la pluridisciplinarité
plusieurs disciplines s’associent pour étudier un objet commun dont aucune ne
peut observer tous les aspects avec les seules techniques dont elle dispose,
alors que dans l’interdisciplinarité se manifeste la nécessité d’établir
une coopération entre des disciplines autonomes en vue d’élargir la compréhension
d’un domaine particulier ou d’atteindre un objectif commun. La pluridisciplinarité peut associer plusieurs disciplines soit
horizontalement, soit verticalement. En astronomie, par exemple, l’observation
des corps célestes a été complètement renouvelée quand toutes les formes de
radioastronomie ont été ajoutées à l’astronomie optique classique (pluridisciplinarité
horizontale). L’exploration des divers niveaux d’organisation d’un même
système naturel peut être considéré comme de la pluridisciplinarité
verticale. Mais en ce cas, il faut renoncer à l’intégration de tous les
savoirs locaux en un savoir global du fait que l’articulation entre les
niveaux reste inconnue. L’interdisciplinarité est plus facile à cerner. Pour atteindre un
objectif commun à plusieurs disciplines, comme valider une théorie, ou interpréter
des données, des disciplines sont appelées à coopérer. Pour valider,
partiellement, le modèle standard de la cosmologie (big bang), on a recouru à
l’observation des galaxies, à l’enregistrement du rayonnement du fond du
ciel et à la mesure de l’abondance des éléments légers (hydrogène, hélium)
dans l’Univers. Et le transfert des méthodes de la physique quantique a
engendré la cosmologie quantique. Comme autres exemples de champs de recherche
interdisciplinaires, il est possible de citer, avec E. Morin, l’histoire et la
paléoanthropologie. L’Ecole des Annales a bien montré qu’une coopération
étroite de toutes les sciences de l’Homme (démographie, économie,
sociologie, etc.) avec l’histoire a considérablement élargi et enrichi la
perspective historique classique. De même, les fossiles humains ont pris une
nouvelle signification quand les paléoanthropologues ont eu recours non
seulement au géologue, mais aussi au climatologue, au physicien et aux spécialistes
de la faune et de la flore fossiles. La reconstitution de leur environnement éclairait
d’un jour nouveau l’évolution des hominidés. Si la pluri- et l’interdisciplinarité représentent un progrès dans la
mesure où elles mettent au jour les liens qui unissent les disciplines et où
elles enrichissent et unifient la connaissance, il n’en reste pas moins
qu’elles ne modifient pas fondamentalement l’attitude de l’Homme face à
la recherche et au savoir. C’est pourquoi la transdisciplinarité, tout en
reconnaissant le bien-fondé et la valeur des disciplines, se propose de les dépasser. NAISSANCE DE LA TRANSDISCIPLINARITÉ La source de la notion de transdisciplinarité est sans doute à chercher
dans l’article de Niels Bohr (1955) sur l’unité de la connaissance. Le mot
n’y apparaît pas mais la notion y est clairement exprimée « Le problème
de l’unité de la connaissance est intimement lié à notre quête d’une
compréhension universelle, destinée à élever la culture humaine. » (p.
272).[2]
Cette attitude générale, « caractérisée comme un effort pour
comprendre harmonieusement des aspects toujours plus vastes de notre situation »
(p. 273) a été provoquée par la révolution quantique. Il est difficile de situer dans le temps l’apparition du mot transdisciplinarité.
Cependant, une référence précise est le texte rédigé par J. Piaget en 1970
à l’occasion d’un colloque sur l’interdisciplinarité : « Enfin,
à l’étape des relations interdisciplinaires, on peut espérer voir succéder
une étape supérieure qui serait « transdisciplinaire », qui ne se
contenterait pas d’atteindre des interactions ou réciprocités entre
recherches spécialisées, mais situerait ces liaisons à l’intérieur d’un
système total sans frontières stables entre les disciplines ».[3] Depuis cette date,
plusieurs auteurs, en France notamment, se sont efforcés de préciser leur
conception de la transdisciplinarité. Ce sont avant tout E. Morin (1994) et B.
Nicolescu (1985, 1993). Toutefois, la
conception de ce dernier auteur reste la plus élaborée. Son originalité est
de prendre pour fondements la notion de niveau de réalité et la logique du
tiers inclus, mais rien ne prouve qu’elle fera l’unanimité chez tous ceux
qui parlent de transdisciplinarité sans avoir précisé la nature, les méthodes
et les buts de cette nouvelle attitude face au savoir, attitude qui rompt délibérément
avec celles de pluridisciplinarité et d’interdisciplinarité. Quoi qu’il en
soit, la transdisciplinarité représente un effort pour intégrer à la
connaissance tout ce qui n’est pas pris en compte par les disciplines et pour
replacer l’Homme au centre de la connaissance. En novembre 1994, les participants au 1er Congrès mondial de la
transdisciplinarité ont adopté une Charte dont l’objectif essentiel est de
donner une orientation commune aux disciplines, de les centrer sur les besoins
et les aspirations de l’Homme. En d’autres termes, à travers et au-delà
des disciplines, de chercher un sens – une direction et une signification –
en redécouvrant l’unité de l’Univers, de la vie et de l’Homme. C’est
du moins la conclusion que j’en ai tirée. Voici d’ailleurs l’essentiel
des principes qu’elle énonce -
La transdisciplinarité est incompatible avec une réduction de l’Homme à
une structure formelle et à une réduction de la réalité à un seul niveau et
à une seule logique. -
La transdisciplinarité offre une nouvelle vision de la Nature, en ouvrant
les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse. Elle va au-delà du
domaine des sciences exactes qu’elle doit réconcilier avec les sciences de
l’Homme. -
La transdisciplinarité situe l’Homme dans l’Univers. Elle postule que
l’économie doit être au service de l’Homme. Elle dialogue avec toutes les
idéologies humanistes et non totalitaires. En somme, la transdisciplinarité prend acte du fait qu’aujourd’hui la
science est arrivée aux frontières de la métaphysique. que la physique
quantique. L’évolution de la matière depuis le big bang. le modèle standard
de la cosmologie etc. reposent à l’Homme les questions que la science ne peut
entendre D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? Finalement, elle
incarne ce courant souterrain qui traverse la seconde moitié du XXe siècle,
animé par des scientifiques tels que Teilhard de Chardin, Prigogine et tant
d’autres. La présentation des niveaux de réalité aidera maintenant à comprendre ce
que peut être une recherche transdisciplinaire. RÉALITÉ ET NIVEAUX DE RÉALITÉ Le chercheur qui travaille au sein de sa discipline ne se pose
habituellement pas le problème philosophique de la réalité que la physique
quantique a pourtant réintroduit dans le domaine scientifique. Pour B.
Nicolescu (1985, 1993) la notion de transdisciplinarité est indissociable de la
révolution quantique qui « a remis fondamentalement en cause la croyance
scientiste que la vérité scientifique épuise entièrement le champ de la vérité ».
Cette remise en cause se manifesterait lors de l’étude des systèmes naturels
par l’émergence de la « logique du tiers inclus » et de la notion
de « niveau de réalité ». Cette notion, distincte de celle de
niveau d’organisation, aide à comprendre celle de transdisciplinarité. La notion de réalité, qui traverse toute la philosophie de Platon à Kant
et à Auguste Comte, a été remise en question par la physique quantique qui a
conduit à reconnaître divers niveaux de réalité. Et B. Nicolescu (1993) de
préciser: « J’entends par réalité
ce qui résiste à nos représentations, descriptions, images. J’entends
par niveau un ensemble de systèmes naturels invariant à l’action de
certaines lois. » (p. 6). Si l’on se place dans une perspective diachronique la notion de niveau de
réalité devient plus claire. En effet, dans la perspective de l’histoire de
l’Univers, telle qu’elle est représentée dans le modèle standard de la
cosmologie, il est permis d’avancer que plusieurs niveaux de réalité ont émergé
successivement et se sont superposés les uns aux autres depuis le big bang
jusqu’à l’apparition de l’Homme moderne : niveau quantique, niveau
physique classique, niveau biologique, niveaux psychiques et autres. Selon la théorie, à son début, il y a 15 milliards d’années,
l’Univers n’était composé que de quantons, de particules et
d’antiparticules (quarks, protons, neutrons, photons etc.). Comme les
particules étaient très légèrement plus nombreuses que les antiparticules,
elles seules subsistèrent. Ce niveau quantique et les lois qui le régissent
sont au fondement de l’Univers : sur lui reposent tous les autres niveaux de réalité
et de lui dépendent toutes les technologies avancées qui sont à la base de
notre civilisation. Après cette courte phase purement quantique, l’Univers s’est organisé
en entités cosmiques – étoiles, galaxies etc. – et le niveau physique
classique, celui qui obéit aux lois de Newton, a émergé. Jusqu’à la révolution
quantique, la physique n’a exploré et interprété que ce niveau de réalité. Le niveau de réalité biologique, qui n’a été jusqu’à présent découvert
que sur la Terre, a émergé il y a 3,8 milliards d’années environ. Il est
constitué par l’ensemble de toutes les entités vivantes, de la bactérie à
l’Homme. Bien qu’il ait pour fondement les deux niveaux physiques précédents
et leurs lois, il est soumis à des lois qui lui sont spécifiques. Avec le
temps, il a évolué. Aux êtres unicellulaires se sont ajoutés des animaux et
des végétaux pluricellulaires. Chez les êtres vivants sans système nerveux,
la relation avec l’environnement se fait par l’intermédiaire de récepteurs
sensibles aux signaux moléculaires, à la température, à la lumière, etc. Quand des organes des sens sont apparus chez des animaux pluricellulaires
dotés d’un système nerveux, ta relation avec l’environnement a été
profondément modifiée. Un autre niveau de réalité a émergé, celui du
psychisme perceptif En effet, les organes des sens ne sont pas de simples récepteurs
mais des transducteurs qui ont pour propriété de convertir diverses formes
d’énergie (lumineuse, sonore, thermique, etc.) en messages neuronaux électroniques
qui sont à leur tour convertis par le cerveau en images conscientes visuelles
sonores ou autres. L’ensemble de ces représentations constitue un niveau de réalité
spécifique, car elles sont des entités nouvelles, des créations de
l’esprit-cerveau. Ainsi les animaux dotés d’organes sensoriels se créent
une vision du monde qui varie d’une espèce à l’autre. Les couleurs, par
exemple, n’existent pas dans la Nature ; il n’y a que des rayonnements électromagnétiques
de longueur d’onde variable, qui sont absorbés ou réfléchis par les objets.
L’animal doué de vision crée la couleur. Il en va de même pour les sons,
les odeurs... A partir d’un certain stade évolutif, des affects allant de la douleur ou
du déplaisir extrêmes au plus extrême plaisir se sont trouvés associés à
cette nouvelle réalité des images mentales nées de la perception. Au cours de l’évolution, le système nerveux central et donc le psychisme
se sont compliqués, en particulier chez les vertébrés. Aux simples réponses
automatiques ont succédé des processus plus complexes de résolution de problèmes,
fondées sur les besoins, les affects, les souvenirs et la perception de
l’environnement. Finalement, un dernier niveau de réalité psychique, celui
de la pensée réflexive, a émergé chez l’Homo
sapiens lors de l’instauration d’un tangage doublement articulé. Grâce
à ce langage et à la réflexion, l’Homme était désormais capable de créer
des réalités culturelles et sociales dont l’évolution prit le relais de
l’évolution biologique. D’autres niveaux de réalité sont peut-être
envisageables comme, par exemple, celui où se jouent les interactions entre les
êtres vivants et entre eux et leur environnement physique. En dehors de la notion de « niveau de réalité », d’autres
notions de portée transdisciplinaire ont été et sont utilisées, comme celles
de « sphère » ou de « système ». Ainsi Teilhard de
Chardin (1955), dans une perspective
évolutionniste, faisait émerger successivement la biosphère et la noosphère,
et L. von Bertalanify développait sa General
Systems Theory (1968). Plus récemment, C. Allègre envisageait le système
Terre et sa surface comme l’emboîtement et la superposition de sphères
distinctes, en constante interaction: atmosphère, hydrosphère, lithosphère et
biosphère, qui sont autant de « réservoirs » échangeant matière
et énergie et qui forment une écosphère
unique, dont l’équilibre dynamique est désormais perturbé par la noosphère. Pour juger de l’importance de la notion de niveau de réalité dans le
champ de la transdisciplinarité, il est nécessaire d’aborder deux problèmes
: celui de la à l’autre et celui des relations entre les niveaux. LA TRANSITION D’UN NIVEAU À L’AUTRE Si dans le cas des niveaux d’organisation, la transition de l’un à
l’autre n’est pas claire. dans le cas des niveaux de réalité, elle est
loin d’être expliquée parce qu’elle est à la fois continue et
discontinue. La transition microphysique est particulièrement troublante, car les lois
et les propriétés qui caractérisent le niveau quantique semblent
inconciliables avec celles du niveau physique classique, étant donné
qu’elles violent tous les principes qui régissent ta pensée classique, à
savoir les principes d’intelligibilité, d’identité, de localité, de
causalité et de séparabilité. Nombreux sont les physiciens qui tentent
d’articuler ces deux niveaux de réalité, les plus opposés qu’on puisse
rencontrer dans la Nature mais aucune théorie rigoureuse n’a été jusqu’à présent proposée. De même la transition du niveau physique au niveau biologique est également
représentée par un fossé qui ne semble pas près d’être comblé, dans la
mesure où, malgré quelques progrès, les chercheurs ne sont toujours pas
d’accord sur les modalités et les étapes de cette transition. Il faut bien
reconnaître en effet qu’entre les molécules les plus complexes rencontrées
dans la Nature et l’être unicellulaire le plus simple, une bactérie, il y a
une distance quasi infinie. Il ne suffit pas de connaître les structures et les
fonctions de la bactérie pour savoir comment elle a pu apparaître, dotée de
certaines propriétés radicalement nouvelles qui resteront communes à
l’ensemble du monde vivant. Quant à la transition d’une activité neuronale de nature électrochimique
à une activité psychique consciente composée d’images (représentations) et
d’affects, elle demeure une énigme. En effet, non seulement ces images et
affects constituent un niveau de réalité différent des précédents. mais de
plus ils impliquent qu’un « sujet » les perçoive et les éprouve.
Enfin, le langage et la pensée réflexive, qui représentent une réalité
psychique différente de celle de la perception, sont loin d’avoir révélé
les modalités et les étapes de leur apparition, alors qu’ils sont à
l’origine de profonds bouleversements de la biosphère et du système
terrestre en général. A la simple énumération des niveaux de réalité force est de constater
que chacun a ses lois et propriétés spécifiques, bien que dépendantes de
celles des niveaux sous-jacents. Comme ces lois et propriétés peuvent être définies
– mais non pas expliquées – sans prendre en compte celles des niveaux
sous-jacents, chaque niveau donne l’impression de transcender ceux dont il dépend.
Ainsi, la psychologie est capable, dans certaines limites, de se développer en
discipline autonome sans avoir à connaître de la neurobiologie, jusqu’au
jour où la connaissance de celle-ci permet seule d’expliquer certains phénomènes. Si nous savions comment se réalise la transition d’un niveau de réalité
à l’autre et si nous connaissions le mode d’articulation des divers niveaux
d’organisation, nous serions capables d’intégrer le local dans le global.
La science serait achevée, mais la fin de la science est aussi illusoire que la
fin de l’histoire. CONCLUSION Descartes a orienté la recherche scientifique vers la parcellisation (« diviser
chacune des difficultés [...] en autant de parcelles ») et vers
l’efficacité (« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »).
Dans ce projet, le sujet et l’objet, l’Homme et la Nature, ont été
nettement séparés, au même titre que le corps et l’âme. Mais, depuis bientôt
quatre siècles, ce projet se révèle extrêmement fécond, comme le prouvent
les réalisations techniques et scientifiques de notre civilisation
contemporaine. Toutefois cette réussite éclatante a créé un clivage dans la
culture et dans chaque individu. La science et les techniques se sont
progressivement séparées des autres domaines de la culture – arts, lettres,
philosophie... – car elles seules, par suite de leur efficacité croissante,
étaient capables de bouleverser la civilisation. Quant à l’individu, égaré devant un savoir immense et morcelé, entraîné
par le culte de l’efficacité à tout prix, il s’est trouvé détourné de
sa vie intérieure. Pour lui, la vie n’a plus eu d’autre sens que de jouir
des facilités de la société de consommation, et le monde est devenu un monde
privé de sens dont l’évolution semble vouée aux contraintes du hasard et de
la nécessité… A cette vision du monde et de la culture s’opposent divers courants de
pensée comme celui de la transdisciplinarité où celui qui anime la présente Encyclopédie
Philosophique Universelle, dont l’un des enjeux intellectuels est de
restaurer « l’ensemble des réseaux conceptuels aussi bien des différentes
disciplines scientifiques que de l’esthétique, de ta politique, du droit, de
la morale ou de la pure tradition philosophique » (S. Auroux, 1990, 2317).
Si donc un premier temps, le mouvement transdisciplinaire s’est donné pour
objectif l’unification des savoirs scientifiques en « un système total
sans frontières stables entre les disciplines » (Piaget), aujourd’hui
il vise à devenir un nouvel humanisme, à redonner un sens à la vie humaine,
dans une perspective délibérément anthropocentrique et universelle, qu’il
s’agisse de science, de société ou d’éducation, entre autres. En ce qui concerne la science, la transdisciplinarité n’existe que grâce
aux disciplines. Il a fallu que la connaissance scientifique atteigne un degré
de développement suffisant et que toutes les disciplines accumulent assez de résultats
significatifs pour que soit possible une véritable transdisciplinarité, que
des tentatives de holisme avaient d’ailleurs précédée. La disciplinarité
et la transdisciplinarité sont complémentaires dès lors qu’il est possible
d’établir des recoupements et des relations entre tous les domaines du
savoir, tous les constituants de l’Univers, dont l’Homme est partie intégrante,
étant en constante interaction. Toutefois, ce serait une illusion de penser
qu’on puisse un jour formuler cette « théorie du tout » dont rêvent
certains. Depuis que Gödel nous a donné une subtile et difficile démonstration
de son théorème d’incomplétude, nous avons renoncé aux théories complètes
et fermées au bénéfice d’une vision du monde ouverte et évolutive, dans
laquelle les niveaux de réalité s’articulent au lieu de s’exclure. La
transdisciplinarité reconnaît la cohérence de l’ensemble des niveaux de réalité,
mais elle n’oublie pas qu’il est impossible de les observer tous en même
temps, que la question de la transition d’un niveau à l’autre reste ouverte,
ainsi que celle de l’articulation entre les niveaux d’organisation.
L’Homme a l’intuition de l’unité de ce tout, mais comme il en fait partie,
il ne peut en parler et encore moins l’expliquer. Dans le même ordre d’idée, les notions de niveau de réalité et
d’organisation interdisent de réduire le « supérieur » à l’
« inférieur ». Ainsi, le niveau des représentation conscientes,
celui des images sonores, visuelles et autres ne saurait être réduit à celui
des phénomènes neuronaux électrochimiques qui en sont pourtant la condition. Enfin, si chaque discipline, en s’approfondissant, révèle toujours
davantage de la complexité des structures et des processus, la
transdisciplinanté, elle, révèle un autre aspect de la complexité, celui des
échanges et des interactions entre les constituants de l’Univers, de la Terre
et de l’Homme. Tout d’abord limité à la perspective épistémologique d’une
philosophie de la connaissance, le courant de pensée transdisciplinaire tend à
s’élargir aux dimensions d’une philosophie de la nature et d’un humanisme.
Il est vrai que depuis la révolution intellectuelle introduite par la théorie
de la relativité et par la physique quantique, le monde de la science, en
particulier celui des physiciens, n’a cessé de se rapprocher du monde de la
philosophie, plus précisément de la métaphysique, comme en témoigne cette déclaration
de R. Omnès (1994) : « Ainsi, j’avance l’idée que la science est à
présent assez mûre pour que la métaphysique renaisse » (p. 330). Nous
voilà bien loin du scientisme dogmatique qui règne encore trop souvent sur
certaines disciplines ! Sous l’impulsion de B. Nicolescu (1996), la transdisciplinanté se propose
maintenant, au-delà des disciplines, d’approfondir la compréhension du monde
présent et de réfléchir à la place de l’Homme dans la Nature. Face au développement
accéléré et envahissant des technosciences, elle voit dans l’application de
l’esprit transdisciplinaire à toutes les dimensions de la vie humaine un
moyen de changer l’orientation de notre civilisation. Il s’agirait en somme
de retourner le projet cartésien en unifiant le savoir morcelé et en
substituant à l’efficacité et à la maîtrise des techniques la poursuite du
développement de l’Homme. Congrès
de Locarno, 30 avril 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO REFERENCES-
Allègre C., 1993 – Ecologie des
villes, écologie des champs,
Paris, Fayard. -
Allan H., 1984 – « Le problème corps-esprit comme cas particulier
d’organisation en niveaux: rôle du langage », Psychol. Méd.,
16, p. 1053-1058. -
Auroux S., 1990 – « Science », in S. Auroux (éd.), Les
notions philosophiques. Dictionnaire. Paris, Presses Universitaires de
France, p. 2312-2319. -
Bertalanify L. von, 1968 – General
Systems Theory,
New York, Braziller – Trad. franç., Théorie générale des systèmes,
Paris, Dunod, 1973. -
Bohr N., 1955 – “The Unity of
Knowledge”, in The Unity of Knowledge,
New York, Doubleday,
Trad. franç. in N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine , Paris, Gallimard, 1991,
p. 249-273. -
Charte
de la transdisciplinarité,
1995 – Transversales, Science, Culture, 1995,
n° 31, p. 4-5. -
Morin E., 1994 – « Interdisciplinarité et transdisciplinarité »,
Transversales, Science, Culture,
n° 29, p. 4-8. -
Nicolescu B., 1985 – Nous, la particule et le monde,
Paris, Le Mail. -
Nicolescu B., 1993 – « Une nouvelle approche scientifique,
culturelle et spirituelle : La transdisciplinarité », Passerelles,
n° 7. -
Nicolescu B., 1996 – La
transdisciplinarité : manifeste,
Paris, Rocher. -
Omnès R., 1994 – Philosophie de la
science contemporaine,
Paris, Gallimard. -
Piaget J., 1967 – « Le système et la classification des sciences »,
in J. Piaget, Logique
scientifique, Paris, Gallimard, p. 1151-1224. -
Teilhard de Chardin P., 1955 – Le phénomène
humain,
Paris, Seuil. [1]
R. Omnès, 1994, p. 17. [2]
La pagination est celle de la traduction française citée en référence. [3]
Cité in B. Nicolescu, 1993.
|
|
|