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De l’Apocalypse de Jeanaux Apocalypses « modernes »@
Pierre
Le Neveu
Ce
message vous vient de l’île de Patmos, en Mer Egée ; cette même île où,
vers l’an 95 de notre ère, un certain Jean composa son Apocalypse. Qui était
ce Jean ? Un visionnaire, exilé pour d’obscurs motifs religieux dans une région
où tant de choses charment les yeux. A l’exil corporel et géographique
imposé par l’Etat Romain s’ajouta une extase, qui était comme un exil de
la psyché dans une sphère supérieure de la conscience. Et cet exil-ci
compensa largement le premier. Il en résulta une Apocalypse, entendez une révélation,
sur laquelle la postérité ne finira pas de gloser. Au
début du XXe siècle, un autre Jean, cordonnier provençal et grand lecteur
de la Bible, eut pour fils un explorateur de la nature et de l’âme, le
romancier-poète Jean Giono. Celui-ci donna à son père, auquel il attribuait
une grande sagesse, le surnom de Jean le Bleu. De Jean le père à Jean le
fils s’écoula, à l’occasion de dialogues nocturnes, les yeux levés vers
les étoiles, un flux de conscience dont l’origine remonte, comme on verra,
jusqu’à ce Jean visionnaire exilé 2000 ans plus tôt sur cette île, et
sans doute encore plus haut dans notre passé à tous, jusqu’à la pensée
traditionnelle. Il vaut la peine de relever quelques extraits de ces
dialogues. « Où
en sommes-nous, dit mon père ? Ah j’y suis ! Ne va pas croire, fiston, que
je confonde l’Apocalypse et la mort. Je connais le texte : « Et
lorsqu’il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième
vivant, qui disait : « Viens ! » Et voici qu’apparut un cheval
verdâtre, et celui qui était assis dessus, son nom est la peste, et la mort
le suivait ». Or, je crois qu’ici notre homonyme Jean, fils de Zébédée,
a été trompé par les scintillements de la mer au large de Patmos, qu’il a
été séduit pas les délices de ce monde qui nous assiègent, même en exil,
et que, trompé par les sens, il a pris le remède pour le mal. Et voici le
secret, fiston. Dans aucune Apocalypse il ne peut y avoir de cheval vert.
L’Apocalypse ne détruit pas la vie. Elle ne peut qu’exister qu’en tant
que spectacle devant des spectateurs terrifiés. Si le cheval vert était
apparu, tout le tumulte aurait fait place au chœur des Anges ! » Un
dialogue, cela ? Non, mais la progression d’une pensée par le truchement de
générations d’êtres neuronaux, le père, le fils et leurs frères et sœurs
en esprit... progression qui se poursuivra aussi longtemps que cette pensée
vivra sa vie, en consommant les penseurs ! Recueillons un autre extrait de ce
monologue transgénérationnel. « Le
prophète de Patmos s’occupe plus de politique qu’on ne pense, me dit mon
père un autre jour. La Bête est l’Empire. On dit l’Empire Romain, je dis
Empire tout court, même l’empire qu’on prend sur les autres hommes, et il
y a mille moyens exquis pour le faire, qui vont du mensonge organisé à
l’assassinat... Babylone est Paris, Moscou, Constantinople, et aussi bien
n’importe lequel des petits villages perchés sur les collines autour de
nous... La ruine de Rome est en train de se poursuivre dans le cœur de bien
de nos amis. » Retenons
dès maintenant deux choses :
Ce
dernier point mérite un développement. La pensée du Jean du premier siècle
et des deux Jean du XXe est ouverte, ce qui veut dire qu’elle nous invite,
vous et moi, à la critique. « La faculté d’être invité, dit encore
Jean Giono, c’est tout ce que nous avons de plus précieux ». Entrons
donc, à notre tour, dans ce jeu discursif, dans ce Banquet platonicien qui
nous attend, accompagnés par d’autres invités choisis parce qu’ils ont
beaucoup à dire. Médecin,
Xavier Emmanuelli ne se contente pas de se référer à l’Apocalypse ; il
entretient depuis trente ans des rapports personnels avec les Cavaliers
apocalyptiques de notre temps. Exclusion sociale, toxicomanies, misère,
violences en tous genres créent des problèmes qui mettent en échec,
semble-t-il, les ressources thérapeutiques dont disposent nos sociétés. Et
sous nos yeux, partout sur la planète, ces fléaux diaboliques — mais le
diable, « régent de ce monde », est-il seul à abuser d’un
pouvoir ? — font des victimes. « Or, une victime, dit Xavier
Emmanuelli, n’est plus un homme. Elle est hors du droit commun, hors de
l’institution ; une victime n’a pas de destin, d’existence, de devenir.
Une victime est une souffrance, une vie pleine de malheur et offerte, par
l’injustice, à la compassion. C’est un objet, un autre, un pauvre
! » Et ce confrère se livre à une observation clinique de la victime,
dont la pathologie évolue en trois stades :
A
ce stade, il y a urgence. Le système classique de soins étant inadapté,
Xavier Emmanuelli et ses amis ont proposé et contribué à mettre en œuvre
des solutions spécifiques. En 1910, les Services d’Aide Médicale
d’Urgence, ou SAMU, complétés en 1994, la décision en ayant été arrachée
aux politiciens, par un SAMU SOCIAL. Autant d’armes dirigées contre la Bête
et le Régent de ce monde. Les motifs de cet engagement sont relatés dans un
livre au titre explicite : Dernier avis avant la fin du monde (1994). De
tous temps, la pensée médicale s’est développée en prenant appui sur des
bases théoriques. Cependant, depuis les temps modernes, à tort ou à raison,
une théorie parait d’autant plus pertinente qu’elle exhale un parfum
scientifique. La science rendra-t-elle compte, un jour, du phénomène
apocalyptique ? En recherchant des causes possibles aux pathologies qu’il
s’emploie à traiter, Xavier Emmanuelli a découvert un théoricien, plus
exactement son théoricien. Citoyen britannique vivant en Inde, fondateur
d’une biologie « méditative et transcendantale », Rupert
Sheldrake, contrairement à ce qu’il prétend, n’est pas un scientifique.
Le concept de « champ morphogénétique », qu’il a élaboré,
trahit, de toute évidence, un visionnaire, ce qui ne le disqualifie nullement
en pareille matière. « Rupert
Sheldrake avance que tous les objets de l’univers, de la particule à
l’amas galactique... que toute structure, qu’elle soit matérielle ou
immatérielle, seraient dans leur essence des champs d’information
guidant tout système vers des schémas d’organisation et d’activité ».
Nous verrons en quoi le concept de champ morphogénétique peut avoir valeur
explicative, particulièrement sur un îlot perdu dans une région du monde où
les fouilles archéologiques abondent. Car les mêmes accidents telluriques
qui avaient enterré les vestiges de brillantes civilisations, avaient enfoui,
quelques millions d’années plus tôt, les restes organiques d’êtres préhumains,
végétaux et animaux confondus. Livrés aux fermentations anaérobiques, ces
restes constituent aujourd’hui des gisements de carburants, sur lesquels
notre époque technoscientifique porte des regards concupiscents. Une
distinction s’impose. D’une part, le souci légitime d’élucider nos
origines nous fait exhumer des temples, des palais et des tombes. D’autre
part, la volonté névrotique d’accroître notre empire sur les choses et
les gens nous pousse à creuser des puits de pétrole. Vous protestez ?
Fermez les yeux. Soumettez les si merveilleuses réalisations des temps
modernes à la logique morphogénétique de Sheldrake. Il s’ensuivra des
visions de cauchemar, qui seront la suite des visions que Jean, fils de Zébédée,
eut ici même. « Les
dinosaures ont dominé la terre pendant des millions et des millions d’années
et leur champ morphogégtique est forcément très puissant. Ils ont disparu
brusquement à la suite d’une catastrophe cosmique. Si l’on considère
l’hypothèse de Sheldrake, les dinosaures n’existent plus, mais leur champ
existe encore... Quand les hommes ont eu réellement prise sur la matière,
ils ont retrouvé des représentations vacantes. Les formes sollicitées par
l’énergie fossile ont permis aux fantômes des animaux de l’aube de
pulluler à nouveau dans les airs, sur terre, sur l’eau et dans les mers,
reprenant leurs combats de Titans... On a répété avec des chars, des
avions, des sous-marins, des bateaux et des bombes des scènes sorties des
coulisses de la préhistoire ». De
longue date, l’Empire Romain a cessé de persécuter les Chrétiens.
Cependant, autour de nous comme à l’antipode, Empires et persécutions
prennent des formes de plus en plus nombreuses ; si bien que les Apocalypses
de Messieurs Jean Giono et Xavier Emmanuelli ne font qu’actualiser
l’Apocalypse de Jean. Est-il
significatif que ce genre littéraire soit cultivé surtout aux périodes de
crise, quand la logique économique et scientifique se substitue à une
logique proprement humaine, autrement dit quand l’empire exercé par
quelques uns défie les besoins de tous les autres ? Revenons à la remarque
si juste de Jean le Bleu : « Je dis empire tout court ». Cette
phrase me retient. Elle fait épigraphe aux textes de Jean, fils de Zébédée,
aux propos des deux Jean de Provence, à ceux de Xavier et de Rupert. L’île
de Patmos me retient aussi. Exilé volontaire, je reprends à mon compte ces
paroles incroyables : « Et je me tenais sur la grève de la mer. Alors,
je vis surgir de la mer une Bête portant sept têtes et dix cornes... ».
Non, la Bête n’apparaît pas dans mon extase, mais les yeux tournés vers
l’Est, je discerne sa présence. Devant moi, à quarante kilomètres,
c’est la côte turque. Le mois dernier, le monde était informé d’un séisme
qui frappait Izmit et Istambul. La Bête n’est pas responsable des fureurs
de la terre, mais le principe d’empire qu’elle insuffle à sa surface est
cause des insuffisances de prévention et de solidarité qui ont fait des
milliers de victimes. Mille kilomètres plus loin, tout un peuple subit un
embargo et des frappes aériennes télécommandés depuis nos riches nations
occidentales. L’Irak, pays des mille et une souffrances, vit une Apocalypse
entretenue convulsivement par des leaders politiques, qui prétendent
enseigner au monde la bonne définition de l’expression « criminel de
guerre »... L’index posé sur la planisphère, je vous invite à faire
le tour des pays qui subissent, ça et là, une situation comparable. Chers
amis, la Bête ne se porte que trop bien ! Demain, un ferry me conduira vers d’autres îles du Dodécanèse. Une escale est prévue à Cos, où un autre médecin, en qui Xavier peut voir un précurseur, Hippocrate (460-377 av. J.C.) construisit son Asclepeion, un Centre Hospitalier Universitaire, où toutes les dimensions de l’être étaient objet de soins. L’Aigle de Patmos (alias Jean) se joindra-t-il aux oiseaux de mer qui planeront sur le sillage ? Ile
de Patmos, Mer Egée, septembre 1999 REFERENCES : APOCALYPSE :
Texte attribué à l’Evangéliste JEAN. Inséré au canon des Ecritures au
Ve siècle A.D. Jean
GIONO, « Le grand théâtre », contribution de l’auteur à L’Apocalypse,
livre unique réalisé par Joseph FORET (1961). Xavier
EMMANUELLI, Dernier avis avant la fin du monde (Albin Michel, 1994) René
DUMONT, Cette guerre nous déshonore (Seuil, 1992). @
A l’occasion des derniers événements de l’actualité, qui, d’un
certain point de vue, peuvent être classés dans la catégorie de la
« bêtise humaine », l’équipe de la rédaction publie ce texte de feu notre ami le Docteur Pierre Le Neveu dans lequel
se manifeste sa claivoyance ainsi que son profond humanisme.
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